AlloCiné a rencontré Ilan Klipper et Virgil Vernier, auteurs de "Commissariat", un remarquable documentaire sur le quotidien des flics d'une ville de province, à découvrir en salles cette semaine.
AlloCiné : Le quotidien des flics, c'est un terrain labouré par la télévision... Est-ce un facteur que vous avez pris en compte ?Ilan Klipper (à droite sur la photo): On n’aime pas se définir contre. On a senti immédiatement qu’on ne ferait pas un reportage, au sens où on n’allait pas courir derrière les flics lors d'actions un peu héroïques dans les cités. Il se trouve qu’à l’arrivée le rendu est plus cinématographique que télévisuel. Mais c’est surtout parce qu’on voulait avoir un point de vue sur ce qu’on filmait. Et c'est aussi lié à la façon de filmer : toujours sur pied, avec du matériel cinéma, un travail sur le son…
Comment avez-vous choisi le commissariat d'Elbeuf ?
Virgil Vernier : On nous a proposé deux commissariats, un en banlieue, un à Elbeuf. On ne voulait pas filmer dans les lieux qu’on a l’habitude de voir, comme les cités. On voulait parler d’une autre France. Malgré tout, Elbeuf reste traversée par des aspects qui rappellent certaines villes de banlieue, ce n’est pas une petite ville pittoresque avec des problèmes de voisinage.
IK : C’est une ville-tampon. C’est la banlieue d’une ville de province, donc il y a à la fois le côté banlieue et le côté province. Ca nous semblait une ville assez emblematique : Il y a une rue principale, avec plein de commerces, des églises partout, le camion à pizza, des pavillons de banlieue, quelques cités derrière…
VV : Ce qui est beau, c’est qu’il y a comme une rencontre entre le XXe et le XXIe siecle. On a un peu l’impression que c’est l’ancienne France qui rencontre la France d’aujourd’hui, avec aussi deux populations.
Comment avez-vous été accueilli par les flics ?
IK : Bizarrement, au départ, ils étaient plutôt enthousiastes. Ils avaient envie qu’on les filme, nous accueillaient dans leur bureau, certains faisaient même un peu les beaux pour qu’on aille chez eux plutôt que dans un autre bureau… Progressivement, ils se sont rendus compte que ce qu'on filmait ne correspondait pas à leurs attentes. Donc ça a créé un petit malaise. Et à mesure qu’on tournait, c’est devenu de plus en plus tendu. A partir de la moitié du tournage, il a carrément fallu qu’on s’impose. Jusqu’au moment où on a failli se faire virer du commissariat parce qu’on avait filmé par hasard une situation pas évidente. Ils se sont aperçus qu’on ne faisait pas un film comme on en voit à la télé, où ils passent pour des héros, et qu'en même temps on ne filmait pas non plus des bavures. Donc ils ne comprenaient pas trop ce qu’on cherchait, ils ne trouvaient pas ça intéressant. On n’était pas là où l’action était selon eux, donc ils ont commencé à se méfier.
Et avec les autres personnes qu'on voit à l'écran ?
VV : Il fallait à chaque fois leur expliquer tout le projet, leur faire comprendre qu’on n’allait pas donner une mauvaise image d’eux. Pour tourner une séquence, on passe quasiment autant de temps à convaincre les gens qu’à tourner vraiment.
IK : Mais ce que j’ai remarqué en faisant des films, c’est que la plupart du temps, les gens acceptent d’être filmés. Pourquoi ? Je n'ai pas vraiment de réponse. Est-ce parce qu’ils se disent "On va enfin mettre en lumière ce que je suis… » ?
VV : On est habitué à voir à lé télévision des gens qui témoignent de manière hyper-intime, sans pudeur. D'ailleurs, au commissariat, je me souviens d'une femme qui se mettait à parler comme si elle était chez Delarue. La télé a vraiment façonné les mœurs.
La télé est d'ailleurs très présente dans le discours des uns et des autres...
IK : Pour certains habitants de cette petite ville, qui ne sont pas beaucoup allés à l'école et voient peu de choses du monde extérieur, c'est leur seule fenêtre sur le monde. Il y a même cette scène où un flic reproche à quelqu’un de ne pas assez regarder la télé !
Une partie de votre travail, était-ce de vous faire oublier ?
IK : Oui, la difficulté est là : trouver des gens qui ne surjouent pas trop. Evidemment, on leur dit "faites comme si on n’était pas là".
VV : Filmer, c'est recréer à l’identique ce qui se passerait s’il n’y avait pas de caméra. En même temps, on voit très bien que certaines personnes savent qu’il y a une caméra, et en font trop. Mais ça peut être intéressant parce que ça montre ce qu’ils ont envie d’affirmer haut et fort. Et le spectateur voit bien les regards-caméras. Personne n’est dupe.
Le commissariat apparait comme étant en première ligne face à la misère sociale.
IK : Les flics ont l’habitude de s’appeler eux-mêmes les éboueurs de la société. C’est comme ça qu’ils nous ont présenté leur travail. Et c’est vrai que beaucoup de gens qui voient le film nous disent : "On n’imaginait pas qu’ils étaient confrontés à une telle misère". C’est vrai que finalement, le commissariat c’est le lieu on on retrouve tous les maux de la société. Et c’est comme ça qu’on l’a regardé : comme un laboratoire.
Les flics sont montrés dans leur vulnérabilité....
VV : Une des directions du film, c’était de montrer que les policiers sont confrontés aux mêmes difficultés que les autres citoyens. Ils viennent d’un milieu assez humble, ils ont parfois eux-même des problèmes de famille, d’alcool... Parfois, on les sent durs avec les gens qui viennent au commissariat et parfois au contraire en empathie.
L'alcool et la solitude sont deux constantes parmi les gens qui défilent...
VV : Ce sont même de symptomes. Il y a aussi un manque d’amour. Ce sont des gens assez seuls, qui ont besoin d'être aimés et qu'on les écoute parler.
IK : C’est vrai qu'on entend parler du cannabis, mais l’alcool c’est vraiment systématique ! Il n’y a pas une personne qui arrive au commissariat et pour qui ce n’est pas sur fond d’alcool. C’est la seule échappatoire…
Un mot sur la séquence du nettoyage au Karcher...
VV : C’est peut-être la seule séquence qu’on a vraiment voulu avoir. Les flics en parlaient beaucoup, ils étaient un peu obsédés par ça. On sentait qu’un truc se jouait là. Ce n'est pas seulement pour nous une référence au sarkozysme, plutôt à cette volonté actuelle de tout nettoyer plutôt que de régler les problèmes de fond.
Un documentariste a-t-il le droit de refaire une prise ?
VV : Nous sommes assez puristes. Ce qui se passe se passe une fois. On peut faire 15000 prises avec des acteurs. Mais l’individu de la rue ne sait pas recréer. En revanche, on met en scène. On dit : "attendez qu’on appuie sur record, ne commencez pas tout de suite à parler."
Quand on parle d'un documentaire français sur une institution, on pense forcément à Raymond Depardon. Est-ce une référence ?
IK : On se place plutôt dans lignée de Frederick Wiseman. Jusqu’avant de tourner, on a vu Law and Order qui nous a inspirés.
VV : Depardon est peu surreprésenté en France... alors qu'il ne s’exporte pas du tout. Il a une fonction importante en France, il parle des institutions, c’est presque un cinéaste officiel de la République. Il a fait des bons films mais il y a parfois un côté un peu sentimental, une volonté d’arrondir les angles...
Au fond, quelle différence faites-vous entre le travail du journaliste et celui du documentariste ?
IK : Je trouve que ce qu’on a fait sur Commissariat, c’est un travail de journaliste, mais comme il n’existe plus : une vraie immersion, un vrai témoignage sur une réalité, avec un rendu complexe, pas juste un propos manichéen. C'est du documentaire, mais pas du documentaire de création.
VV : Il y a aussi un côté portrait de gens. Au dela de la question purement policière (pourquoi les gens se retrouvent-ils au commissariat ?), on s’attarde sur leur vie, leur histoire individuelle, ça devient un film de témoignages.
IK : Après, la différence entre le cinéma direct, qu'on pratique, et le journalisme, c’est qu’il n’y a pas d’interview. On capte la parole des gens dans le déroulement du réel.
Virgil, tu es passé de la fiction au documentaire...
VV : Je pense sincèrement que "documentaire" et "fiction" sont des notions dépassées. Il y a aujourd’hui beaucoup de films qui jouent avec ces frontières-là : les gens jouent leur propre rôle, on n’écrit pas de dialogue mais on fait de l’improvisation… Le cinéma change. Dans certains films, on ne sait pas si c’est du documentaire ou de la fiction, mais peu importe. Ce qui compte c’est que ça marche, qu’il y ait du sens et de l’émotion.
Propos recueillis le 2 novembre 2010 par Julien Dokhan
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